LA
SCIENCE DE LA PRIERE (suite) |
LA LETTRE
CATHOLIQUE N°57 DIFFUSION GRATUITE - FAITES LA CONNAÎTRE – 30 novembre 2008 - " Est ce qui est ! Obéir à la Vérité pour mieux servir la Charité
" |
Chapitre XV
Objection et réponse
Les raisons et les faits exposés dans les deux chapitres précédents ne
réussiront pas à convaincre tout le monde. Quelques lecteurs ne manqueront pas
de dire : « En réalité, les contemplatifs sont très rares. Dès lors,
comment l’oraison de foi peut-elle être une grâce ordinaire offerte communément
aux âmes de bonne volonté ? N’est-il pas plus vraisemblable qu’elle est
une faveur exceptionnelle, réservée à une élite ?...
Le nombre des contemplatifs est rare, nous en convenons volontiers.
Cette rareté s’explique par plusieurs raisons. Nous en avons indiqué déjà
quelques-unes, et nous en donnerons d’autres. Mais on aurait tort de mettre au
nombre de ces raisons une prétendue volonté de Dieu faisant de la contemplation
le privilège d’une élite, quelque chose de semblable au don des miracles. Que
Dieu accorde le don des miracles et autres grâces gratis datae selon son bon plaisir, on peut l’admettre sans faire
injure à sa bonté. Ces grâces sont pour l’utilité d’autrui et non pour
l’utilité de ceux qui les reçoivent. Elles sont même dangereuses pour
eux ; c’est pourquoi, au lieu de les désirer, il faut les redouter. Nous
l’avons dit au commencement du chapitre III.
Au contraire, la contemplation obscure est un moyen extrêmement
efficace pour nous aider à nous sanctifier. Nous le prouverons longuement. Son
exercice est d’une sécurité parfaite et n’offre aucun danger. Nous le
prouverons encore. Alors, puisque Dieu veut par-dessus toutes choses notre
sanctification, « Hae est voluntas
Dei sanctificatio vestra », pourquoi refuserait-il cette grâce aux
âmes de bonne volonté qui la désirent et se préparent à la recevoir
convenablement ? La rareté des âmes contemplatives s’explique suffisamment
par la mauvaise volonté des hommes. Par conséquent, on aurait tort de
l’attribuer à Dieu, car on ferait ainsi de lui un être partial, ne refusant
rien à un petit nombre de privilégiés et se montrant avar des grâces les plus
utiles à notre salut, avec le reste des hommes.
Quand on juge Dieu de cette manière, on commet un sophisme dangereux
qui conduit facilement à de graves erreurs. S’il est permis de conclure de
l’existence d’un fait à sa possibilité, - ab
actu ad posse valet consecutio – il ne l’est jamais de conclure de sa
non-existence à son impossibilité. Nous allons le prouver en donnant quelques
exemples.
L’Ecriture sainte parle du petit nombre des élus. Impressionnés par ce
fait, quelques esprit ont tiré la conclusion suivante : « Donc Dieu
n’a pas la volonté positive de sauver tous les hommes ; donc Jésus-Christ
n’a pas répandu son sang pour la rédemption de tous les pécheurs. » - Ce
sont là deux horribles hérésies.
Les commandements du Décalogue sont faits pour tous les hommes sans
exception. Chacun, par conséquent, est soumis au premier qui nous oblige à
aimer Dieu de tout notre cœur. Combien observent ce commandement ? Que de
milliers de personnes ne pensent jamais à Dieu, sans compter celles qui
blasphèment son saint Nom quand elles pensent à lui ! En présence de ce
fait, les mêmes esprits diront : « Le premier commandement est, pour
la plupart des hommes, impossible à pratiquer. Il leur manque, à cet effet, les
conditions indispensables. » - Et ils feront à Dieu cette injure de dire
qu’il nous commande des impossibilités.
Notre Seigneur s’adressait à la foule quand il disait dans le sermon sur
la montagne ; « Soyez parfaits comme votre Père céleste est
parfait ». La perfection est nécessaire pour aller au ciel. Si on ne veut
pas l’acquérir de bon gré sur terre, il faudra l’acquérir par force au
purgatoire. Eh bien ! où sont ici les personnes parfaites ? Où sont
seulement celles qui tendent à la perfection ? « Donc, ne manqueront pas de dire les
mêmes esprits, l’exhortation de Notre Seigneur s’adressait à une élite. Les
bons n’ont pas généralement le moyen de devenir parfaits ; ils sont condamnés
presque tous à passer par les flammes du purgatoire. »
Nous avons vu saint Alphonse de Liguori démontrer que la grâce de la
prière est accordée à tous les hommes sans exception. Tous peuvent, avec son
secours, obtenir des grâces efficaces pour se sauver. Et pourtant, il y a si
peu de personnes qui prient.
« Donc, concluent les jansénistes, les hommes n’ont que des grâces
suffisantes qui ne suffisent pas. »
Faisons ressortir le sophisme de ces raisonnements en prenant un
exemple dans les choses de la terre : peu d’hommes ont fait le tour du
monde, quoique ce soit aujourd’hui chose facile. Nous avons entendu un ami, qui
l’avait fait deux fois, exhorter de nombreux auditeurs à ce voyage en
disant : « C’est ci instructif, si agréable et si peu coûteux !
… dix mille francs suffisent à cette dépense. » - Il ne persuada personne.
Eh bien ! a-t-on le droit de dire : « Le petit nombre de ceux
qui ont fait le tour du monde prouve que c’est là un privilège exceptionnel
réservé à une élite. Les compagnies de chemins de fer et de bateaux à vapeur
choisissent les voyageurs et n’acceptent pas tout le monde. »Eh ! les
compagnies acceptent quiconque paie sa place. Si, ayant dix mille francs à
dépenser, vous restez chez vous, c’est que vous ne voulez pas entreprendre ce voyage.
Vous avez donc tort d’accuser les compagnies. Ne vous en prenez qu’à vous-même
et à votre amour du repos.
De même, on a tort d’accuser le Créateur pour excuser la mauvaise
volonté des créatures. Il est très agréable à notre amour-propre et à notre paresse
de pouvoir dire : « Je suis dispensé de ceci ou de cela. Dieu ne me
le demande point. Il a ses privilégiés et je ne suis pas du nombre. »
Malheureusement pour nous, rien de cela n’est vrai. Ces pensées ne sont
même nullement exemptes de faute. Mettre en Dieu des sentiments de partialité
quand il s’agit de grâces ordinaires utiles à notre salut, n’est-ce pas faire
une grave injure à sa bonté infinie ? Ah ! si nous parlions
d’extases, de ravissements et d’autres faveurs extraordinaires nullement indispensables
pour arriver au ciel, volontiers nous reconnaîtrions en Dieu la liberté de les
accorder, selon son bon plaisir, aux personnes de son choix. Mais nous parlons
de la simple possibilité de prier, de sa facilité, d’une espèce de prière très
efficace pour nous faire acquérir un grand de Dieu et nous rendre parfaits.
Puisque nous sommes tous appelés à la perfection ; puisque nous sommes
tous obligés de pratiquer le premier commandement de la loi, pourquoi nous
refuserait-il un moyen de lui obéir à la fois très facile et très
efficace ? Quand surtout les âmes perdent, par sa volonté, le pouvoir de
faire la méditation ou l’oraison affective, comment ces âmes réussiront-elles à
prier, si l’oraison de foi est un privilège mis hors de leur portée ?...
Sainte Thérèse ne croit nullement à ce genre de privilège. Comparant la
contemplation à une source d’eau vive dont Notre Seigneur a dit :
« Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et boive ! »la sainte
a écrit : « Considérez que Notre seigneur nus convie tous. Il est la
vérité même ; nous ne saurions douter de la vérité de ses paroles. Si ce
banquet n’était pas général, il ne nous y appellerait pas tous et, quand même
il nous y appellerait, il ne dirait pas : Je vous donnerai à boire. Il aurait pu dire : Venez tous ;
vous ne perdrez rien à me servir ; quant à cette eau céleste, j’en
donnerai à boire à ceux à qui il me plaira. Mais, comme il ne met de
restriction ni dans son appel, ni dans sa promesse, je tiens pour certain que
tous ceux qui ne s’arrêteront pas en route, boiront enfin de cette eau vive[1] ».
Puisqu’on veut juger de cette délicate question d’après les faits, il
faut faire une enquête dans des conditions convenables. Et tout d’abord, il
convient d’écarter la multitude de gens qui ne prient pas. Ayant toujours à leur
disposition la grâce de la prière, ils n’en profiteront jamais ; il est
bien inutile d’examiner si la grâce de la contemplation pourrait un jour leur
être offerte. On doit écarter également les personnes qui font de rares et
courtes prières vocales sans jamais avoir essayé de faire oraison. Enfin la
question ne peut pas encore être posée pour les personnes qui commencent à
méditer. Tant qu’elles peuvent s’exister à l’amour de Dieu en réfléchissant sur
les vérités religieuses, la grâce de la prière leur étant accordée sous cette
forme, on ignore si Dieu la leur offrira plus tard sous une forme différente.
Mais examiner les âmes qui s’appliquent depuis un certain temps à
l’oraison. Prenez-les dans les couvents ou dans le monde. Interrogez-les. Dites-leur :
« avez-vous toujours du goût à méditer ? » sur cent personnes à
qui vous poserez cette question, quatre-vingt-dix-neuf vous répondront
probablement : « j’en avais autrefois. Hélas ! je l’ai
perdu. La méditation est devenue pour
moi une fatigue. Je ne trouve aucune pensée qui me touche et me donne un peu
d’amour de Dieu. Je suis obligée d’avoir un livre à la main. Si une pensée me
frappe, je m’arrête, cela dure à peine quelques secondes. Aussitôt, les
distractions me reprennent et je dois me remettre à la lecture, si je veux m’en
délivrer. »
Poursuivez l’interrogatoire et demandez-leur : « pouvez-vous
du moins aimer Dieu avec tendresse et faire oraison, en lui offrant les
sentiments de votre cœur ? » - « Hélas répondront souvent ces
personnes, mon cœur est sec ; je ne sens rien ; j’ai peur de dire à
Dieu que je l’aime, tant ma nature éprouve une froideur, une indifférence qui
démentirait cette parole. »
- « Alors, comment priez-vous ? continuez-vous à faire
oraison ? »
Quand des âmes arrivées à ce moment difficile, ont le bonheur de se
retrouver au Carmel ou à la Visitation, éclairées par les enseignements de
sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix, de saint François de Sales et de
sainte Jeanne de Chantal, elles deviennent vite contemplatives. Nous avons cité
ces deux saintes affirmant le fait de toutes leurs filles, sauf de très rares
exceptions. Quelques carmélites faisaient même de tels progrès dans la
contemplation ordinaire qu’elles arrivaient aux ravissements et aux extases.
Le même fait devrait donc se vérifier partout où se trouvent des
conditions identiques. Sinon il faudrait dire que Dieu a réservé la
contemplation aux carmélites et aux visitandines, comme un privilège
incommunicable. On n’en prouvera jamais cela. Si donc les âmes, arrivés à
l’impossibilité de méditer et de faire oraison affective, ne deviennent pas
contemplatives, ce n’est pas refus de la part de Dieu, ni mauvaises volonté de
la part des âmes, c’est le fait de leur ignorance et souvent le fait de
préjugés puisés dans la lecture de livres vides de doctrines.
Heureuse les personnes illettrées qui ont été préservées des erreurs
contenus dans ces livres ! Grâce à leur simplicité, elles arrivent plus
facilement à sortir victorieuse de l’épreuve qui les amène à l’oraison de foi.
Aussi n’est-il pas rare de trouver à la campagne des âmes contemplatives. Il y
en a un tel exemple dans la vie du curé d’Ars.
Un bon paysan passait un temps considérable à l’église, en adoration
devant le tabernacle. Il n’avait pas de livre à la main. Le saint curé l’ayant
remarqué plusieurs fois, l’aborde un jour et lui dit : « Que
faites-vous donc là, pendant de longue heures, devant le Saint
Sacrement ? » - Le paysan répond : « - Je l’avise et il
m’avise. » - Peut-on dépeindre en moins de mots et d’une manière plus
saisissante, l’exercice de la contemplation ? Eh bien ! parmi les
gens du peuple, beaucoup prie de cette manière. C’est l’observance judicieuse
de M. l’abbé Saudeau. Il dit en note, dans
la Vie d’union à Dieu, page 22 :
« Bien des âmes qui sont
dans l’état d’union amoureuse ne le savent pas et ne le font pas connaître.
Elles n’expliquent pas la manière dont Dieu opère en elles ; aussi
arrive-t-il souvent que leur directeur lui-même ne soupçonne pas la nature des
grâces qui leur sont départies. »
Longtemps avant M. l’abbé Saudreau, Bossuet avait constaté le même
fait. Il dit en propres termes, dans la préface de son Instruction sur les états d’oraison, §7 : »On est
contemplatif, sans le penser être. Le dirai-je ? On y est même expérimenté
sans le savoir. » Et il donne des exemples.
On verrait donc certainement se multiplier les âmes contemplatives
parmi les personnes instruites fidèles à l’oraison, si on leur donnait en temps
opportun les enseignements nécessaires. La grâce de la contemplation ne leur
est nullement refusée. C’est la lumière indispensable pour correspondre à cette
grâce qui leur manque trop souvent. Dès qu’on leur présente cette lumière,
elles commencent avec bonheur à faire l’oraison de foi. Une longue expérience
nous en a donné des preuves innombrables.
Il faut ajouter enfin que le nombre des contemplatifs est diminué par
la lâcheté de beaucoup d’âmes. L’oraison de foi, comme nous le montrerons plus
tard, est souvent un pénible exercice de patience, et on manque de courage pour
la continuer. Masi puisque ces âmes ont reçu la grâce de la contemplation et en
ont profité un moment, leur infidélité prouve justement que cette grâce n’est
pas réservée à une élite.