SERVICES D’URGENCES – AU SEUIL DU SHEOL

Pierre-Charles Aubrit Saint Pol

 

 

LA LETTRE CATHOLIQUE N°53

DIFFUSION GRATUITE - FAITES LA CONNAÎTRE – 29 OCTOBRE 2008 -

" Est ce qui est ! Obéir à la Vérité pour mieux servir la Charité "

 

 

AU CENTRE DE LA SOUFFRANCE

 

Il y a peu, j’accompagnais mon beau-père aux urgences de l’hôpital Général Saint Jean de Perpignan. Une expérience désolante…

La maladie, l’effondrement du corps, la dépendance de l’homme par rapport à son semblable sont pour moi la mesure exacte de la condition de l’humaine. La pédagogie qui en émane est celle de l’humilité qui s’atteint par la profondeur la plus humainement absolue de la pauvreté. Toute la personne se trouve confrontée à la vérité de sa finalité ultime.

Mais lorsqu’on entre dans ce lieu d’attente douloureuse, notre vocabulaire pour le décrire se trouve bien pauvre. Comment décrire l’exposition de la souffrance de chacun à l’autre, à l’inconnu souffrant ? Deux personnes en vis-à-vis de leur souffrance exposée, de leur pauvreté solitaire !

 

 

 

L’espace prévu pour ce service est exigu, sombre. Les brancards s’amoncellent ainsi que des épaves d’automobiles sur le parc d’une casse. Ambulances privées, ambulances des pompiers, celles du SAMU, toutes déposent leur charge de douleurs ; c’est un ballet mécanique où le rien d’humanité dépend du sourire de l’ambulancier, de ce petit geste qui consiste à border ou replier la couverture, la façon de remettre les objets et effets personnels au patient… Petits riens qui permettent à peine d’effacer le rite froid, impersonnel des dépôts accablants…

Et voici en secondes, le rite administratif : ce n’est plus qu’un dossier qu’on accueille ! Une chute, un vomissement, un trauma musculaire, une fracture, un AVC…

Je ne vous parle pas des bobos qui encombrent ; étrange pour un hôpital, il ne s’y trouve pas de dispensaire ! Ces bobos : une coupure, une piqure de guêpe, une indigestion, un rhume, une foulure, ils viennent aux urgences pour être un temps reconnus. Ils reçoivent ce moment d’attention qui va les combler d’humanité… On ce sera intéressé à eux. Ils auront rompu un anonymat qui encombre les déserts d’une cité agitée…

Les brancards réceptionnés, identifiés sont introduits dans une sorte de caverne aux parois peintes de couleurs délavées, ternes ; la lumière extérieure n’est pas invitée en ces lieux d’un bal où se confondent immobilité et précipitation anonymes. La vie est ici presque incongrue…

Un infirmier s’affaire, il établit les priorités médicales, il met les cas en fiche ! Il interroge avec attention le malade, pause sa voix entre deux courses contre la montre : du centre de tri au secrétariat de l’accueil. Il interroge le patient qui se met à espérer : on me reconnaît, on va me signer, pense-t-il… Il a déjà attendu une bonne demi-heure. Mais voici que l’infirmier disparaît pour établir le dossier de ce patient, il le dispose en suite dans son classeur fixé au mur en fonction des cas. Le malade redevient un dossier…

Dans les interstices que construit l’alignement des brancards, circulent des ronflements, des silences, des gestes incohérents, des colères d’impatience, des supplications silencieuses. Des malades veulent descendre de leur brancard, d’autres vous expliquent qu’ils sont pour un simple contrôle alors qu’ils viennent de subir un malaise sévère, mais ils ne veulent pas voir l’inexorable, ils sont vivants…

L’attente se prolonge. Les infirmiers courent oui, mais vers où vers qui ? D’autres brancards arrivent, c’est le même rite insupportable, indifférents à ceux qui sont là qu’ils ne veulent pas voir, ne sont-ils pas uniques !

Attendre, attendre… toujours attendre !

Dans la salle de tri où les cas sont pesés, un peu comme la pesée des bestiaux ; le médecin s’enferme avec le malade qu’on a enfourné dans son boxe et qu’un rideau simple dissimule au regard inquiet et indiscret. Le médecin en sort, il s’appuie sur une sorte de comptoir, le comptoir des dossiers ! Il remplit celui de son malade, de son cas qu’il classe autrement dans le classeur mural.

 

Cette salle des occultations est carrelée de blanc, froide, fonctionnelle. Des infirmiers, infirmières approvisionnent de petits chariots d’un matériel étrange, menaçant ; ils disparaissent avec chacun d’entre eux derrière ces abominables rideaux pisseux à souhaits et à la propreté incertaine…

Ah ! Voici qu’un brancard est tiré de son boxe, le malade se voit confié son dossier pour le service approprié, il le porte comme un trésor, les bras croisés prêt à recevoir le couvercle de son cercueil. On lui fait traverser la grotte des attentes pour la radiologie, pour l’ascenseur. Le veinard, il est admis, bon pour le service ! On le reconnaîtra quelques instants et pour le reste de la journée, il sera un lit transmis à la Sécurité Sociale…

Je suis là près de mon malade ou mon malade près de moi, je ne sais plus vraiment. Il ne dit rien, il faut attendre… Je suis dans l’impatience, un terrible sentiment d’abandon m’étreint… Je le regarde, il me sourit ! Je crois le rassurer, mais il me clame et m’encourage à la patience… Je n’en ai guère ! Il se voit mort et me parle de faire dire une messe pour son salut. Je lui dis qu’il a encore de longs jours, il sourit. Il accepte mon mensonge et me console de sa désolation ; il s’excuse.

Une fille, le visage las s’excuse auprès de sa mère grabataire : « je dois te laisser, car j’ai des courses à faire. » Toutes les deux se jouent de ce mensonge, elles ne se verront plus.

Je suis figé, mon beau-père a-t-il vu la scène ? Son seul champ de vision et ce mur d’angle d’un vert vomitif. Sa main sous son menton, c’est le Penseur de Rodin ; c’est sa pause de patience, il dévoile sa résignation. Faut-il se résigner !

Je prends conscience d’être au centre d’une forêt de solitudes, je mesure mon impuissance.

Je déambule entre ces chariots de pauvreté absolue. Soudain, une main frêle se tend vers moi, elle recherche ma main. Je me la laisse saisir. C’est l’hémiplégique, faut-il lui parler ? C’est ma main qui est dans la sienne, une main de mère, c’est ma mère que je n’ai pu tenir. Je me sens apeuré, bête, je ne sais que lui sourire. Je suis paralysé ! Je décide de prier, sa main se détend, elle me rassure. Nous sommes deux inconnus liés par une attente, ce monstre tantôt froid et brûlant qui nous tire vers un gouffre. Je me pose la question, suis-je dans l’espérance ou le désespoir, je ne peux répondre à cette question ; le Christ y a-t-il répondu ? La réponse vient de cette main, elle me donne plus que je ne lui donnerai jamais. La retrouverai-je au ciel, le mendiant c’était moi !

Mon beau-père me demande un verre d’eau, je m’adresse à une secrétaire : « Monsieur, je ne suis pas médicale, je ne peux vous le donner ! » Eperdu, j’aborde deux étudiants en médecine ou des élèves infirmiers : «  Pouvez-vous me donner un verre d’eau, c’est pour le malade que j’accompagne ?

- Nous ne le pouvons pas, adressez-vous à l’aide-soignant de service. » Il m’a répondu avec un sourie charmeur, sourire cruel !

Enfin, voici l’aide-soignant ! Il court.

- Pardon de vous déranger, pouvez-vous m’apporter un verre d’eau pour mon malade ?

- Je vous l’apporte.

- Savez-vous s’il faut attendre longtemps encore ?

- Je ne peux vous le dire, il faut voir avec l’infirmier, c’est lui qui classe. »

 

Les brancards arrivent toujours, l’un après l’autre. La grotte se resserre, les parois m’écrasent : Mais Bon Dieu où es-tu ?

 

Là, dans l’interminable attente ! Là, dans la solitude qui t’enferme ! J’étais là, dans la main qui s’est refermée sur la tienne !

 

Les malades sont toujours là, ils exposent leur solitude ravaudée de soupirs, de râles, de ronflements, d’impatiences offertes, livrées…

 

Inlassablement je revêts un corps qui ne cesse de se dévêtir, c’est une malade aux confins de ses angoisses. On me sourit pour m’accrocher, je réponds en misérable : «  Je suis là pour un contrôle, mon cœur fait des bonds. J’ai besoin de faire pipi, il faut que je me lève…

- N’en faites rien ! » Je cherche un soigneur, un infirmier. Je parviens à en arrêter un dans sa course : « je m’en occupe. » Et, dans un mouvement redevenu humain, il accompagne la malade en fils d’un instant.

 

En voici une autre qui veut descendre, elle sort de son ronflement : «  Attendez lui dis-je, il faut l’avis d’un infirmier ! puisque vous êtes venue en brancard.

- Non, je descends, je n’attends plus. Je m’en retourne à Thuir. » Elle est agitée, s’énerve, élève la voix. Elle réclame son infirmière accompagnatrice. .. Elle apostrophe le secrétariat qui en prend plein les oreilles !

 

Le brancard libéré est évacué, mouvement de brancards. Non, ce n’est pas un ballet de dense moderne, c’est de la place pour un autre.

 

Voici deux heures d’attente ! La compassion ne règne pas pour les cas administratifs, n’est-il pas enregistré !

 

N’ayez aucune colère contre les médecins, les infirmiers, les aides-soignants, ni même contre les secrétaires qui bavardent comme pies d’usine. Non, ce n’est pas de leur faute, il n’y a pas de budget ! Il n’y a pas de bénévolat ! Il n’y a pas de rien…

Bien sûr la compassion, je ne sais pas ! Ce n’est qu’un dossier.

 

Le nombre de brancards s’accroît… Ici, on peut mourir dans l’indifférence au nom des dossiers classés, bien en ordre…

 

Dans la grotte, il n’y a rien pour accrocher à la vie, pas une mouche.

L’asepsie est générale. Le sourire est-il interdit ? Pas le temps.

 

Entrée des urgences. Une porte pour l’enfer, car ici la vérité de l’homme s’abîme dans l’indifférence non-compassionnelle des dossiers à traiter…

 

Des boxes improbables, des chariots inquiétants, des accélérations pourquoi, pour qui ?

Des riens, riens qui se succèdent, et toujours pas de sourire, pas de présence, pas d’humanité… Est-ce aussi cela l’humanité ? Oui, l’humain c’est aussi cela…

 

 

 

 

Ce lieu de souffrance est, pour moi chrétien, l’avant goût du Shéol, de l’Hadès, de la Galilée des nations, celui où l’expérience de la mort se poursuit et au cours duquel l’âme du défunt apprend sa vérité et se détache de tous les liens serrés qu’elle a entretenus sur la terre. Puis ce sera le choix pour son éternité !

 

Les autorités publiques doivent se poser le problème de l’accueil des urgences, si elles n’en n’ont pas les moyens, pourquoi ne feraient-elles pas appel aux associations pour qu’il y ait en ce lieu de délaissement une présence humaine. Une présence qui ne serait là que pour pacifier les malades, les tenir au-dessus de leurs angoisses ?

Les urgences, l’exposition de l’inhumanité !